Le Nicolas

Le NICOLAS ? Mais si, voyons, vous l'avez bien connu ! Il était né en 1875 et il est mort en 1956. Il avait 81 ans. Il était une figure dans son village. Cultivateur il était, cultivateur il était resté, jusqu'à son dernier jour, amoureux de la terre lorraine qui l'avait vu naître. De taille moyenne, coiffé d'une éternelle casquette sur un visage buriné, vêtu du traditionnel pantalon de velours côtelé, il illustrait le type même du RABOUROU (1): le laboureur de chez nous. Les yeux plissés, abrités par des sourcils très fournis,

C'était surtout quand il ouvrait la bouche sous sa moustache abondante pour parler en patois lorrain que l'on était étonné par le personnage. Il maniait le parler de chez nous avec aisance et son langage me posait problème lorsque j'étais petit. Je vous avoue que ses conversations avec ma grand-mère m'obligeaient à m'interroger sur la traduction. Bien gentiment, ma grand-mère me donnait par la suite la signification des mots qui m'avaient échappés. C'est ainsi que j'ai appris le lorrain comme d'autres apprennent une langue étrangère. Comme mon bon vieux grand-père était décédé, il me prit en affection et m'invita à venir avec lui dans les champs. Lui qui avait eu seulement deux filles, il était content d'avoir un garçon dans ses pas!...

Mais comment apprivoiser un gamin lorsque l'on reconnaît son propre côté bourru et pas si facile? C'est bien simple: il y a le CHEVAL !


Après une paire de cheminement sur le dos du "MARQUIS", j'étais convaincu de la belle vie du cultivateur ! Car ce philosophe-paysan maniait l'humour à sa façon. Donc ,son brave cheval de la race ardennaise avait droit au titre de "Marquis". Le NICOLAS possédait six vaches mais avait aussi un boeuf qu'il attelait pour certains transports. Cette grosse bête m'impressionnait car elle n'était pas toujours obéissante. Il ne fallait pas aller près de ses pattes : ce "bestiau" savait décocher "ses coups en vache"! Une telle attitude lui avait donné droit au patronyme de "STAVISKY" par le NICOLAS qui n'aimait pas les banquiers frauduleux en qui il ne fallait pas faire confiance. Avec lui, j'ai connu les quatre coins du ban communal avec les lieux-dits qui fleuraient bon le terroir.

Mais quand on est jeune, on a aussi ses occupations. Il me fallait aller à l'école et laisser "le NICOLAS" à son travail agricole. Quand je le retrouvais, il en avait des choses à raconter. "Tiens, pas plus tard que ce matin, j'étais au "GRAND JOURNAL"(2), près de la grand'route, et ben tiens-toi bien : j'ai vu passer deux camions des bouillons KUB et des potages MAGGY; et pis aussi le camion d'la "COPETTE"...(3) Heureux temps où, sur la route PARIS-STRASBOURG, on pouvait encore dénombrer les camions qui passaient!...


Je me souviens aussi des casse-croute chez lui, dans la cuisine. "Le travail, ça donne faim, ça donne soif, et il faut reprendre des forces, hein petit!.." Avec un cérémonial très rustique,il invitait sa femme , la bonne ALINE, à garnir la table : la miche de pain était coupée en larges tranches et l'on avait droit à la saucisse maison "de not' cochon". Cette charcuterie fumée à coté des bandes de lard et des jambons dans la sombre cheminée occupant un large coin de la cuisine, donc cette saucisse lorraine avait été baptisée par ses soins :" le bout du monde"! Et vraiment, j'appréciais " le bout du monde" du NICOLAS ! Ses filles étaient mariées avec des hommes prénommés tous les deux RENE, il les avait classés par ordre d'ancienneté : Il y avait " le RENE 1" , marié avec l'aînée, et " le RENE 2", époux de la deuxiéme. Hommage à sa façon aux Ducs de LORRAINE. Pince-sans-rire, il annonçait que s'il avait eu une troisiéme fille, il l'aurait appelé SCHOLASTIQUE !(4) Il avait consulté le calendrier, c'est une Sainte que personne ne connaissait : alors personne ne pourrait l'appeler pour lui prendre avec un nom pareil!...

Ce qui m'étonnait toujours, c'était de l'entendre vouvoyer sa femme, la bonne ALINE. Encore une marque de respect, de courtoisie, qui relevait d'une autre époque. 

Les années passant, et marqué par la fatigue, il laissa sa ferme à sa fille cadette et à son " RENE 2". Le NICOLAS et l'ALINE habitèrent dans une petite maison située pas bien loin de la Mairie-Ecole. Là au moins, il voyait des gens : les commerçants qui passaient avec leurs camionnettes, les autres paysans qui travaillaient encore et les gosses qui jouaient sur la place du village. Cette petite maison, il l'avait pompeusement dénommée "Mon Chateau".
 
Un jour, mon cousin MARCEL est venu lui rendre visite avec son épouse.
  "- Comment qu't'es v'nu ici ?
  "- Ben, j'ai une voiture!
  "- Et où est-ce qu'il est ton auto ?
  "- Ben près d'ton ancienne maison, d'vant ta ferme !
  "- Te vas m'faire le plaisir d'aller le chercher tout d'suite et d'le mett'là, d'vant chez nô, pour que les gens d'ici i sachent que j'ai une visite qu'a un auto ! Ah, mais!...

Mon cousin MARCEL obtempéra immédiatement, répondant à cette demande impérative, mais qui donnait satisfaction à un brave homme qui n'avait jamais connu une telle richesse : avoir une voiture... devant chez lui et qui appartenait à quelqu'un de sa famille. A chacun sa fierté!!!... Ce jour-là, la brave ALINE avait ouvert la porte du petit placard placé derrière le beau poêle en faïence. Avec précaution, elle avait sorti les petits verres à pied, puis le flacon de liqueur de sa fabrication : du Blanc-Bouillon, que tout le monde appréciait.  


 "- Te n'vas pas prendre du sirop de bonne femme, MARCEL. Te vas faire comme moé: une petit' goutte!"

Et d'autorité, la mirabelle fut sortie.  Sacré NICOLAS !
 
C'était dans les années 1950. Cette année-là, l'hiver s'était montré rigoureux, plus que d'habitude. Le brave NICOLAS, moins résistant que lorsqu'il était jeune, avait attrapé une mauvaise grippe. L'ALINE "était aux cent coups"(5). Inquiéte à juste titre, puisque le NICOLAS était si mal fichu qu'il était resté au lit une partie de la journée. En cachette, elle fait appeler le Docteur SEGALL, du village voisin. Surprise du malade à la visite à domicile du praticien :
  "- J'ai jamais vu de toubib depuis le Conseil de révision! Alors!..."

Auscultation, diagnostique, traitement: 
  "- Vous allez faire chambre à part pour ne pas refiler votre grippe à votre ALINE.
  "- Jamais d'la vie. J'ai tojo eu ma fôme avo mi, c'name astour que j'vas changer ! (6)
  "- Et puis je vais vous donner un bon sirop. Restez bien au chaud et au bout de huit jours, ça doit aller mieux.
  "- Bon, pour le sirop, passe enco', mais pour le reste, faut pas trop y compter!"
  Consciente de son rôle d'épouse et de soignante, la bonne ALINE veille à l'observation scrupuleuse de la prise de sirop...
  Le flacon de sirop "miraculeux" voisinait dans le petit placard derrière le poêle en faïence juste à côté de la bouteille de mirabelle. Il a beau être qualifié par le docteur de "bon sirop", le NICOLAS n'apprécie pas son goût qu'il trouve amer !
Alors à sa manière , il s'est soigné :                                                                                      "- Allez, c'est l'moment d'prendre le sirop là!". Il prend la cuillère de potion et hop, il recrache vite le sirop sur le plancher. Rien de tel, à son avis, que de prendre une goutte de mirabelle à la place!
Et pour les traces par terre ?
  "- Voyez ALINE, vol enco le peûh katz-lé qu'avo enco pissé ici. Ah! La manre bête !" (7) Innocent, et pour cause, le chat ronronne près du poêle en faïence. Et notre malade s'en est sorti de sa grippe!

  Sacré NICOLAS, va!...
             
                                                                          Jean SPAITE
   NOTES:
  (1) -RABOUROU : Nom masculin- patois lorrain. Le laboureur.
  (2) -Le GRAND JOURNAL  : Lieu-dit communal.
  (3) -La COOPETTE  : La Coopérative (U.C.L.-Union des Coopérateurs de Lorraine).
  (4) -Sainte SCHOLASTIQUE : Soeur de St BENOIT, née à NURSIE(v.480-547). Elle fonda un monastère de femmes près du mont CASSIN. Sa fête était le 10 Février.
  (5) -L'ALINE  " était aux cent coups". Expression lorraine : Inquiétude maximum.
  (6) -"J'ai tojo eu ma fôme avo mi c'name astour que j'vas changer". Lorrain : J'ai toujours eu ma femme avec moi, ce n'est pas aujourd'hui que je vais changer.
  (7) - "Voyez ALINE, vol enco le peûh katz-lé qu'avo enco pissé ici. Ah! La manre bête!". Lorrain : Vous voyez , ALINE, voilà encore le vilain chat-là qui avait encore pissé ici. Ah! La mauvaise bête! 

      Préçisons: Le portrait de NICOLAS concerne Nicolas MANONVILLER de FREMENIL (1875-1956)
     
Article écrit par Jean SPAITE et publié dans La REVUE LORRAINE POPULAIRE Octobre 2003 N° 174


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